23 février 2025
Voilà maintenant plusieurs mois que j'ai démarré la création d'un jeu de 54 cartes à jouer. Cela va faire cinq ans que je travaille sur le design de cartes à jouer numériques sur mon site Cards & Coding et il fallait bien que je passe maintenant par la case « cartes imprimées » :D
C'est chose faite avec DECKTHRONE. Ce set de cartes, inspiré des liens entre l'art et la musique metal, aborde plusieurs points que je vais détailler dans cet article. L'écriture de ce texte sera l'occasion pour moi de faire un point et prendre du recul sur le projet.
Découvrir des musiques exigeantes et vivre des expériences sonores fortes remontent à mon adolescence. J'écoute de la musique metal (sous des formes très variées, mais aujourd'hui plus proche du drone avec des groupes comme Sunn O))) pour les plus connus) depuis une trentaine d'année (quelle fidélité !).
Mes recherches sur ce genre musical m'ont amené à découvrir plus en profondeur les liens que tissent cette musique et la création graphique. Les univers visuels qui entourent la musique metal sont souvent puissants et très expressifs, avec des contrastes forts en noir et blanc, des visuels kitchs et/ou de mauvais goût (guerre, violence...), des usages actuels peu convaincants de l'IA générative, et tout cela n’empêche pas une réappropriation de ces codes visuels par des marques de mode...
Il existe une diversité étonnante de représentations visuelles dans le metal, j'inclus évidement dans cette variété l'immense champ de la création de logos, figure graphique incontournable de l'identification des groupes.
Œuvre de Tom Cardwell
Lord of the Logos, designing the metal underground de Christophe Szpajdel
Des artistes contemporains se sont emparés de ce domaine pour imaginer des œuvres, prolongeant l'esthétique complexe du metal en dehors de la musique et tissant des liens avec des formes d'exposition (cf. par exemple l'exposition « Metal Diabolus in Musica » qui s'est terminée en septembre 2024 à la Philharmonie de Paris, ou l'exposition plus ancienne « Altars of Madness » au Confort Moderne en 2013).
Tout cela m'intéresse depuis longtemps et ressort aujourd'hui dans un jeu de cartes, sujet de recherche et création que j'étudie depuis quelques années maintenant.
Altars of Madness Vol. 1, photographies de Torbjørn Rødland
Altars of Madness Vol. 2, vue de l'exposition au Confort Monderne
Pour rappel, DECKTHRONE est un jeu de 54 cartes réparties en quatre familles (trèfle, carreau, cœur, pique) plus deux jokers. Le jeu sera en anglais et les cartes mentionneront donc Ace, King, Queen et Jack. Une première étape centrale de ce travail de dessin consiste à esquisser les cartes afin d'en avoir une vision entière, de composer les éléments graphiques entre eux dans le format rectangulaire. Cette étape de dessin m'a permis de placer le gabarit suivant : un visuel au centre, les lettres et chiffres dans les coins haut gauche et en bas à droite, un fond et un dos. Je reste dans une composition classique comme on peut la retrouver illustrée sur la page Wikipédia du jeu de 54 cartes.
By Trainler - Own work, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=7104281
Cette étape de dessin aborde les questions de design des cartes et la recherche du style final que je souhaite concevoir (inspiré donc de l'univers du metal). Le choix de la typographie aussi est très important, et ce même si il n'y pas beaucoup de texte sur les cartes (les chiffres et les lettres sont donc très visibles !). L'écriture des chiffres et des lettres doit être en cohérence avec la direction artistique de l'ensemble des cartes.
L'enjeu principal du design est de garder une cohérence entre l'ensemble des cartes, en gardant quand même des variations pour ne pas lisser l'ensemble. J'ai longtemps essayé de comprendre comment faire un lien avec les codes du metal dans un jeu de cartes, car cela ne va pas de soi au premier abord. Il s'agit d'un univers avec beaucoup de codes : logos racinaires, noir et blanc, photographies de forêt et paysage, contrastes forts, esthétique un peu « sale » (traces), dessins anciens... et il fallait que je vois ce que je voulais garder, quelles références je voulais donner à voir, et comment m'approprier aussi cet univers. En tant que support, la carte à jouer peut accueillir toutes les ambiances graphiques, si j'en crois mes recherches de ces dernières années.
Quelques croquis rapides dans un carnet
Dessin numérique sur iPad des quatre enseignes (vectorisation)
J'ai dessiné les premières versions des cartes avec l'application Procreate, et même si j'aime beaucoup cette application pour le dessin numérique, je ne compte pas composer les cartes finales avec cette méthode. La gestion précise des emplacements des éléments est plus compliquée à faire avec le stylet que la souris. Le contrôle de la typographie et les exports finaux ne me conviennent pas non plus avec l'application.
Ce travail de dessin numérique est donc une première étape de recherche graphique libre et spontanée, avec des allers-retours entre papier et écran, carnet et tablette, crayon et Pencil.
Le premier « dessin » de la carte
La dernière version du dessin sur Procreate
Une fois la composition dessinée sur Procreate terminée, j'ai commencé la mise en page des cartes sur Affinity Designer (je n'utilise plus la suite Adobe, et donc InDesign, depuis plusieurs années maintenant). Ce travail me permet alors d'élaborer une composition finale, avec pour objectif d'imprimer quelques cartes pour tester le rendu des couleurs, le papier, des effets d'impression. Un élément fondamental de la composition des cartes est le visuel central, celui que l'on retrouvera sur toutes les cartes et qui fera sens dans la cohérence globale (et qui se voit le plus aussi). Ce visuel doit s'inspirer des esthétiques du metal, en prenant pour référence mes recherches sur le sujet.
C'est sur ce point que j'ai passé le plus de temps à faire des tests et des recherches. L'idée de départ était de partir de photographies de forêt, mais comment les faire ? Prendre les photos moi même ? Et dans quelle localisation ? J'ai assez vite écarté cette idée de sillonner les forêts de France en quête d'un reportage photo. L'usage de l'IA générative est alors devenue une option possible dans un premier temps car le rendu que je recherche étant une esthétique de photo plutôt réaliste, cela colle assez bien avec les possibilités des IA aujourd'hui. J'ai donc commencé des tests avec Midjourney. Il n'est pas exclus que je bascule à la fin sur Stable Diffusion pour des questions éthiques de l'usage de l'IA, mais pour l'instant j'ai réalisé l'ensemble de mes tests avec Midjourney.
Image réalisée avec Midjourney
La même image après le traitement avec le logiciel Stochaster.
Le résultat après pas mal d'essais de prompts sur Midjourney me convenait, mais au fur et à mesure des tests de composition des cartes finales j'avais l'impression que les photos faisaient très/trop artificielles. Ce qui me semble tout à fait normal étant donné que ces images ne sont pas des photographies, mais des images générées par IA ! J'ai trouvé également que le rendu était trop lisse, trop « propre », il fallait donc je trouve une idée pour améliorer le rendu. En regardant à nouveau pas mal de pochette de disque de groupes, les forts contrastes de noir et blanc et le rendu de papier photocopié revenait souvent.
Je me suis alors souvenu que j'avais acheté il y a quelques année un petit logiciel du nom de Stochaster qui permet de tramer des images. Après plusieurs essais, j'avais trouvé mon workflow pour l'ensemble des cartes du deck. Générer des images avec Midjourney, garder une cohérence en relançant les prompts, varier les images avec de l'inpainting (technique pour modifier une partie d'une image et de conserver le reste) et enfin, tramer les images avec Stochaster. Un process pas forcement rapide à exécuter, mais qui me convient pour le moment.
Capture d'écran du logiciel Stochaster avec lequel je trame les images en noir et blanc.
Version finale de l'as de pique
Version finale du roi de pique
Je termine cet article avec une présentation du premier test d'impression que je viens de recevoir juste à temps pour finaliser cet article. J'ai commandé une impression des 13 cartes de l'enseigne de pique sur le site Make Playing Cards afin de me rendre compte si le design des cartes rend bien une fois imprimé (difficile à dire à l'écran). Je n'ai pas encore finalisé le set des 54 cartes car j'attendais ce test imprimé. Ainsi, si de gros défauts apparaissent à l'impression, cela me permet de corriger mon travail le plus tôt possible avec en tête le résultat des impressions des cartes que j'ai en main.
Et le résultat est vraiment bien pour un premier essai ! Le choix du papier est cohérent car il possède quelques légères aspérités en surface et est agréable au touché, la qualité de l'impression est bonne (même si vais confirmer cela avec mes fichiers), le choix de la bordure holographique me plaît aussi beaucoup. Cela décale un peu le côté sérieux et sombre du design, avec un effet brillant qui est a première vue opposé à l'esthétique générale. Il s'agit ici de l'enjeu central comme je l'évoquais plus haut : l'équilibre entre le sujet des cartes et la liberté graphique que je m'autorise à prendre. Je suis plutôt convaincu par cette piste :)
Les prochaines étapes vont être de finir le set complet des 54 cartes, avec une attention toute particulière sur les deux jokers :) Faire un test de couleur sur les traces dans les deux angles des cartes (actuellement en négatif) afin d'ajouter une couleur vive, peut-être un fluo (cf. la démo interactive de la carte plus bas). Et décider de l'usage ou non de l'IA dans la création finale (et si oui, laquelle).
Je termine avec cette démo interactive de la carte, ne pouvant pas vous montrer IRL ce premier test (maintenez la souris puis déplacez-la afin de bouger la carte, un double-clic permet de la retourner). Cette version numérique sera intégrée dans un futur proche à la collection du site Cards & Coding :) Les liens entre cartes numériques et imprimées sont tellement passionnants !
À bientôt pour la suite du projet.