Par Béatrice Méline, responsable des éditions et des relations extérieures, École des beaux-arts de Toulouse. Texte extrait du Supplément Semaine vol. IV – Galeries Nomades 2010 Hanksite Le (9)Bis Saint-Étienne.
Entrant dans l’exposition Hanksite de Nicolas Tilly au (9)bis de Saint-Étienne, on reconnaît immédiatement les dessins vectoriels familiers à la création 3D et aux jeux vidéo : déclinés en peinture, dessins, volumes et animations, ils composent un espace aux échelles troubles – entre l’infiniment grand d’un paysage de documentaire, fiction scientifique et l’infiniment petit d’une colonie de cristaux. les repères sont brouillés et ce trouble est augmenté par la Station d’observation qui domine l’espace d’exposition et en propose une exploration à la lunette terrestre, modulant le punctum proximum(2). appliqué à cadrer et à faire le point, le regard croise d’autres punctum, au sens où Jacques Derrida entend ce terme dans La Chambre claire cette fois : les irrégularités des murs bruts de l’espace d’exposition que le grand dessin d’adhésif Archiprismes survole indifférent, tel un calque ; puis le volume rutilant d’Hanksite, dont la forme minérale est crevée comme une enveloppe éclose ; et enfin la projection de Worldformation au centre d’une peinture murale trouée à la manière d’un paysage de montagnes barré par l’écran d’un drive-in.
Mais l’analogie avec le jeu vidéo ou le phénomène photographique s’arrête au bas des marches. Une fois dans l’espace, il n’est plus question que de dessins et de plans sous différentes pressions. et le titre de l’exposition prend tout son sens : l’hanksite est un cristal prismatique de grande taille qui, comme le diamant, le sucre ou la neige, est le résultat d’une combinaison d’atomes, de molécules ou d’ions ordonnés sous certaines conditions de pression et de température, répétant une « maille élémentaire » dans les trois directions de l’espace. si des effets de températures sont perceptibles dans les brouillards des profondeurs de la vidéo Worldformation, il faut plutôt chercher dans l’histoire du dessin et de l’abstraction les pressions et les vecteurs de la transformation que semblent appeler toutes ces pièces. Dans Point Ligne Plan, Vassily kandinsky écrit : « la ligne est le produit d’une force, elle est un point sur lequel une force vivante s’est exercée dans une certaine direction, la force exercée sur le crayon ou sur le pinceau par la main de l’artiste(3) .» Nicolas Tilly utilise aussi bien sa main que les différentes technologies de l’industrie à sa disposition pour éprouver sur un autre mode les degrés de formation du trait et des surfaces : Worldformation est un travelling dans une grotte qui apparaît dans une vibration toute primitive, tant du point de vue du sujet – des prismes, mi-solides, mi-liquides, semblent naître comme des formes de vie archaïque propres au médium – que d’un point de vue technologique – l’animation semble victime de défauts d’affichage. Dans son texte Clipping Théorie, Nicolas Tilly écrit : « [le clipping] consiste en l’apparition ou la disparition non contrôlée, souvent soudaine, des éléments du décor par le déplacement du joueur dans l’espace du jeu. [...] le jeu vidéo, outil de l’échec ? l’idée m’excite. [...] Je tente une réflexion [...] qui passe par la prise en compte de ses bugs et de leurs recyclages(4). »
Ces « sorties de route » amènent à repenser au commentaire de Roland barthes intitulé Les Sorties du texte à propos du texte Le Gros Orteil de Georges bataille : « bataille pose la question du commencement où l’on ne l’avait jamais posée : Où commence le corps humain ? [...] ceci pose la question du sens du corps (n’oublions pas qu’en français – ambiguïté précieuse – sens veut dire à la fois signification et vectorisation(5). » on pourrait supposer que les expériences de Nicolas Tilly sur le dessin commencent dans les bugs et les trouées, dans les failles écloses entre différents plans et entre les pores des technologies du dessin. le volume Hanksite, composé par pliage de feuilles de Dibond est un plan développé, un dessin cabré, posé au sol. De la même manière que pour La Bête- Monde, où les lignes viennent articuler le support, il prend appui sur lui-même et porte la marque d’un événement, d’un déplacement, possiblement monstrueux, difforme comme l’est le Gros Orteil de Bataille, qui n’en est pas moins « la partie la plus humaine du corps humain(6) ».
(1) Légende d’une gravure publiée par Camille Flammarion dans L’atmosphère : météorologie populaire (1888), éd.Panthéon, 2005, p.163.
(2) En optique, point le plus proche que l’on peut voir distinctement (il s’éloigne avec l’âge).
(3) Vassily kandinsky, Point Ligne Plan (1926), coll. Folio essais, éd. Gallimard, Paris, 1991.
(4) Nicolas Tilly, « Clipping Théorie » in Amusement, n°2, automne 2008, Paris, p. 170-171.
(5) Georges Bataille, Roland Barthes, Le Gros Orteil [1926] suivi de Les Sorties du texte [1973], éd. Farrago, Tours, 2006, p. 39, 170-171.
(6) Ibid., p.15.